POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG
I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.
traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys
Le sentiment qui m’a conduit moi-même à entreprendre les traductions que je publie aujourd’hui – C’est le propre des civilisations avancées de s’imposer à la force brutale – Sur quel point fixer ses regards ?
« Lorsque, dans les études historiques, on cherche à examiner les mœurs, les détails de la vie sociale et le degré de civilisation d’un peuple à une époque déterminée, on trouve d’ordinaire peu de traits pour former ce tableau dans les chroniques régulières, que remplissent les récits des guerres et des batailles : on consulte avec plus de profit les légendes, les contes, les poésies, les chansons populaires, qui conservent le caractère particulier de leur siècle. Souvent alors, entre deux époques éloignées, on retrouve la continuation d’usages singuliers dont la trace ne paraissait pas dans l’histoire. » [Revue du Nord, n° 2]
Je cite textuellement ce début d’un mémoire que M. Ed. Biot publiait, en 1838, sur le Chi-king ou Livre des vers, l’un des textes sacrés de la Chine, parce qu’il est l’expression la plus juste et la plus exacte du sentiment qui m’a conduit moi-même à entreprendre les traductions que je publie aujourd’hui. J’ajouterai que si des études de cette nature peuvent offrir quelque part un intérêt puissant, c’est assurément dans le vaste champ de la littérature chinoise. Prenons l’Europe pour sujet de comparaison, ou, si l’on veut, afin de restreindre le tableau, prenons celle des parties de l’Europe dont les richesses poétiques, en raison même de leur origine très reculée, ont fourni le plus de matériaux à l’histoire.
La Grèce, par sa position géographique, se trouvait en quelque sorte à portée de tous les peuples de l’ancien monde. Aussi les nations de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe lui envoient-elles des conquérants et des colons. Des émigrants que la tradition fait venir de Saïs apportent l’olivier dans l’Attique et agrandissent les douze bourgs dont la réunion devait former Athènes. Thèbes est bâtie par un Phénicien. Après eux, voici les Hellènes ; ceux-là sont partis du Caucase et s’avancent en conquérants. Les peuples primitifs disparaissent et se fondent avec les nouveaux venus. Plus tard nous assistons à l’invasion de Xerxès, battu à Salamine ; puis à celle des Macédoniens, vainqueurs à Chéronée. C’en est fait de la Grèce ; et la maison de Pindare, restée seule debout au milieu des ruines de Thèbes, atteste que la mort de Philippe ne lui a pas rendu son indépendance. Lors du démembrement de l’empire d’Alexandre, la guerre lamiaque ne l’a conduite qu’à de nouveaux désastres ; il faut qu’elle livre Démosthène et qu’elle reçoive dans Athènes une garnison macédonienne. Cent soixante-seize ans plus tard, Corinthe succombe à son tour, cette fois devant le consul Mummius, et la Grèce devient province romaine sous le nom d’Achaïe.
Il est impossible que des révolutions si multipliées n’aient pas introduit beaucoup de confusion dans les traditions et par conséquent dans la poésie de l’Hellade. Tous les peuples qui s’y succédaient y laissaient nécessairement quelque chose de leurs mœurs et de leur génie. Quant aux manifestations intimes de la pensée populaire qui devaient toutes se confondre dans un même cri de liberté, on conçoit que la conquête macédonienne, pas plus que la conquête romaine, n’ait favorisé leur expansion.
Le spectacle que nous offre la Chine est tout différent. Nous sommes en présence d’un peuple homogène dont on peut dire qu’il n’a jamais été ni renouvelé ni conquis. Pendant les quatre mille ans de son existence historique, des Huns, des Tartares, des Mongols ou des Mandchous ont bien interrompu quelquefois la série des dynasties nationales, et régné, les uns dans les provinces du Nord, les autres sur la totalité de l’Empire (la maison aujourd’hui régnante est elle-même étrangère) ; mais jamais le Chen-si n’est devenu tartare, pas plus que la Chine n’est devenue mongole ou mandchoue ; ce sont les vainqueurs qui sont devenus chinois.
C’est le propre des civilisations avancées de s’imposer à la force brutale, et de se venger, par la supériorité morale, des humiliations et des défaites. Il fallut que Rome se trouvât en contact immédiat avec la Péninsule hellénique, si polie et si savante ; il fallut que le génie grec fît en quelque sorte invasion en Italie, pour réveiller les sens grossiers du soldat romain. N’avait-on pas vu, lors de la prise de Corinthe, les centurions de Metellus jouer aux dés sur les tableaux de Parrhasius et d’Appelle ? Si grande toutefois qu’ait été l’influence de la Grèce sur ses conquérants, elle fut loin d’égaler celle qu’exerça la Chine sur ses maîtres étrangers et barbares. L’absorption est complète, la transformation radicale, l’assimilation presque immédiate. On voit arriver ces rudes cavaliers du Nord, montés sur leurs petits chevaux que rien ne fatigue, traînant à leur suite leurs femmes et leurs enfants. Ils s’abattent, au milieu d’un nuage de poussière, sur les fertiles vallées du Hoang-ho ou du Hoaï-ho, quelquefois même du Yang-tseu-kiang ; ils ravagent des provinces entières, incendient les villes et finissent par s’établir dans les contrées qu’ils ont conquises. Leurs chefs prennent possession des palais de Lo-yang ou de Tchang-ngan, et contemplent avec surprise toutes ces merveilles de l’art asiatique, réunies par tant de souverains, fruit d’une civilisation tant de fois séculaire. Il semble que la barbarie recommence et que la nuit se fasse en Asie comme elle se fit en Europe quand le monde romain s’écroula. Mais bientôt l’obscurité se dissipe ; quelques années suffisent pour transformer les envahisseurs ; ils ont dépouillé leurs mœurs sauvages pour adopter celles des vaincus. A peine les reconnaît-on sous leurs noms chinois, avec leurs vêtements de soie, devisant sur les livres sacrés, entourés de poètes et d’érudits. Le nomade s’est fait lettré.
Je mentionnais plus haut la position géographique de la Grèce, qui la plaçait en quelque sorte sur la grande route du genre humain. Située à l’autre extrémité du globe, en dehors du flux et du reflux des peuples, la Chine se présente à nous sous des conditions particulières d’existence et d’isolement. Ce n’est pas qu’elle soit demeurée sans aucun contact avec le reste du monde, on se tromperait beaucoup en admettant cette thèse toute faite que dément une étude un peu attentive des données de l’histoire. La Chine a eu ses périodes d’expansion et de conquête ; ses armées se sont avancées jusqu’aux rives de la Caspienne ; un de ses généraux a pu songer sérieusement à se mesurer avec les légions romaines. D’un autre côté, presque tous les peuples de l’Asie centrale que nous voyons tour à tour se jeter sur l’Europe ont commencé par entamer ses limites. Pour ne citer qu’un exemple, les prédécesseurs d’Attila avaient livré plus d’une bataille sur les confins de la Chine, avant que le fléau de Dieu ne se heurtât dans les plaines de Châlons contre les confédérés de la Gaule. Seulement, comme elle ne barrait point le passage aux futurs dominateurs de l’Occident et que le mouvement se produisait en quelque sorte parallèlement à ses frontières, elle réussit presque toujours à repousser les invasions. Les Huns, les Tartares et les Niu-tché ne se sont jamais établis que dans ses provinces les plus septentrionales, et pour subjuguer les autres, il ne fallut rien moins que la formidable puissance des héritiers de Gengis Khan.
Voilà donc un peuple qui a vécu de sa vie propre ; une société qui s’est développée en dehors de toute influence extérieure capable de la modifier profondément ; non pas sans révolutions, mais sans aucun de ces bouleversements fondamentaux qui, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, ont si fréquemment altéré les conditions politiques des autres parties du globe. N’y aura-t-il pas un grand intérêt à étudier de près cette société, à chercher dans sa littérature les traits saillants de sa physionomie ?
Mais sur quel point fixer ses regards ? L’horizon est immense. Depuis les temps du Chi-king, de ces chants primitifs traduits en latin par le père Lacharme et commentés par Ed. Biot, trente siècles se sont écoulés ; trente siècles durant lesquels la Chine n’a cessé d’avoir des poètes, écrivant tous dans une même langue, qui s’est assurément modifiée d’âge en âge, mais non point cependant si profondément qu’un moderne lettré de cet Empire ne puisse encore entendre les écrits de ses plus antiques devanciers. Si l’on ne cherche que des tableaux de mœurs ou des enseignements historiques dans les archives de la poésie chinoise, l’embarras sera grand pour choisir, entre tant de siècles, la période sur laquelle l’attention devra se concentrer. L’hésitation n’est plus permise si l’on veut donner également à son travail un intérêt littéraire, car les poètes ont eu leur grande époque dans le pays de Confucius comme dans l’empire des Césars. Cette époque nous est désignée d’une seule voix depuis mille ans par tous les écrivains de la Chine ; c’est l’époque de la dynastie des Thang, l’époque de Thou-fou, de Ouang-oey et de Li-taï-pé, poètes mieux traités peut-être par la renommée que ne le sont eux-mêmes Horace et Virgile, puisque leurs vers, trésors d’une langue toujours vivante, jouissent encore jusque dans les villages de leur antique patrie d’une véritable popularité.
Avant d’examiner quelles qualités distinguent les productions de ces génies tant vantés, avant d’aborder surtout la partie purement prosodique de cette étude, il sera bon, je crois, d’analyser rapidement le plus ancien monument de la poésie chinoise, de voir ce qu’est le Chi-king en lui-même, quels sujets ont inspiré surtout les poètes de la Chine, par quelles phases en un mot l’art poétique a passé, depuis ce précieux recueil jusqu’à l’époque des Thang, à laquelle il conviendra de nous arrêter.
Tout se tient, tout se lie, tout sent la tradition dans la littérature...